Sept Histoires et Chansons d'Esperia
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Cet écrit a été rédigé par Askoli et se trouve sur la nouvelle Esperia.
En l'an 524, Askoli la Zarègue de la Tribu Söroja s'associe à l'adaarion Kaarlo Laïne de Kraanvik alors directeur de l'Académie pour retranscrire le témoignage de son épopée sur Esperia. Son histoire débute en mai 522 et s’achève à la fin de l’an 524. Dans celle-ci, elle décrit assez précisément l’évolution politique de la ville, l’émergence et la chute des nombreux personnages et factions qui la façonnent, l’apparition et la disparition de quartiers entiers comme le Bourbier et la Pointe d’Or qu’on date de cette époque tumultueuse.
Sommaire
- I. Le Premier Affranchi
- II. L'Assassinat de Sofya l'Ancienne
- III. Le Godar Agnar et la Première Guerre du Bourbier
- IV. Le Dernier Duel de Rüne la Sévère
- V. Le Godar Morten et la Seconde Guerre du Bourbier
- VI. Onak le Libérateur et la Chute du Condottiere Veretti
- VII. La Malédiction des Azari
I. Le Premier Affranchi
VITJÄSSA
Au début de l’an 522, les capitalards Ancolie la Gladiatrice et Rue l’Acrobate furent vendus à Esperia par Marlon l’esclavagiste et son équipage de voleurs. Esperia avait été fondée depuis plus de dix ans déjà. Elle s’étendait sur les deux bords d’une rivière sur la côte est de l’île du même nom. La rivière coupait le village en deux moitiés : la première était appelée l’îlot (il deviendrait la ville fantôme ou l’îlot abandonné) et la seconde le port (l’actuelle ville en 525). Dès son origine, Esperia avait été essentiellement peuplée d’esclaves, d’affranchis et de désoeuvrés. Les quatres colons originels avaient décidé lors de l’établissement du premier campement que la terre qu’ils foulaient porterait le nom de Nouveau Monde. Pour eux, ce monde devait être un paradis, un royaume isolé, forgé dans la prospérité et fait de justice, d’honneur et de piété. Il en fut ainsi pendant un temps. Hélas, ces quatre colons disparurent et leur rêve fut emporté dans l’oubli avec eux. La ville qu’ils avaient bâti et le peuple qui s’y était établi se divisèrent profondément au cours de plusieurs guerres civiles fratricides. Esperia devint le lieu d’affrontement de tous ceux que les premiers colons avaient jamais voulu fuir et le monde qu’ils avaient construit ressemblait désormais en tous points au précédent. En 518, pour châtier ceux qui avaient permis cela, Arbitrio se retira du Nouveau Monde comme il l’avait fait pour l’Ancien auparavant. Il fit pleuvoir la mort et la destruction sur la ville qui fut assiégée par des monstres, ensevelie sous la lave et les cendres, puis en partie engloutie par les flots. Il contraint ses plus pieux habitants à l’exil vers une nouvelle île, mais les Esperiens ne tirèrent aucune leçon de cette miséricorde et la vie reprit son cours.
Pour la première fois depuis bien longtemps, en arrivant sur Esperia, Ancolie et Rue avaient donc été séparés. Rue, un jeune phalangiste, garçon de cirque de moins de quinze ans, avait été vendu à Cicéro Carili, un notable caroggian tandis qu’Ancolie, une gladiatrice de la brigue des bleus particulièrement discrète avait été vendue aux capitalins Réjane et Bayard Renoird. Ils étaient deux vétérans de la Légion Royale, la première gérante de l’ergastule et le second à la tête de la Garde d’Esperia. Ancolie s’était prise d’une affection immense pour le jeune Rue à la Sublime. Lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois, il était déjà esclave, condamné pour avoir jeté une pierre à travers la vitrine d’une échoppe et ainsi tué un homme sans le vouloir vraiment. Comme Rue résidait à l’ergastule de l’arène de la Capitale, Ancolie, qui n’avait plus grand chose à perdre de toute façon, s’était mise en tête de le sauver en orchestrant sa libération. Son stratagème fou avait seulement provoqué sa propre déchéance et la mort de plusieurs esclaves : Ancolie fut réduite à l’esclavage pour les avoir armés et avoir permis leur fuite. Ils furent tous arrêtés, comme Rue, ou abattus pour les plus malchanceux. C’est à ce moment qu’Ancolie et Rue avaient été envoyés vers Esperia, transitant de Fort Lointain à Solres avant de finir entre les mains de Marlon en mai 522. Avec eux voyageait un autre esclave dont la tête était cernée d’une cage pour l’empêcher de mordre les libres, hélas, il fut frappé par la maladie à son arrivée et ne survécut pas longtemps.
L’ergastule, qui se trouvait à la même place que celle d’aujourd’hui, consistait en un petit bâtiment étroit. Ancolie chérissait les moments qu’elle y passait en compagnie de Rue mais elle redoutait toujours la venue de ses maîtres qui l’employaient notamment à déménager le fort de l’îlot vers l’actuel fort situé sur le port. Pour se cacher des Renoird, Ancolie fréquentait plutôt les abords de la ville en compagnie de l’esclave trappeuse Rüne la Sévère, une vaahva. Cette dernière lui présenta un jour le thrall Onak le Sage, puis vinrent Björn, le plus ancien vaahva de l’île et Gündrun la navigatrice qui portait un lourd fardeau. Ceux-là devinrent les véritables amis d’Ancolie et un semblant de famille même en dépit de l’esclavage. Tous ensemble et parfois même avec Rue, sur décision d’Onak et de Rüne, ils détruisirent peu à peu le luxueux manoir d’Esterad Louvoy situé à la porte nord du port. Sur les bords de la rivière, ils établirent un campement fait de quelques modestes yourtes et d’un feu de camp à la place de la grande demeure “de l’Entre-Deux”, abattant les murs, arrachant les fleurs du jardin pour leur préférer des crânes d’animaux, révélant la pierre de la falaise pour peindre des runes et se protéger par la magie. Esterad Louvoy était mort depuis quelques mois et ses héritiers s’il en était ne s’opposèrent pas à cette entreprise : Esperia avait bien été reconstruite depuis la catastrophe de 518 mais le régime du bourgmestre ne lui avait pas survécu. Les Esperiens avaient d’ores et déjà largement déserté l’îlot. Le Seigneur Varamis, qui gouvernait maintenant Esperia bien après Esterad, avait fait du port le centre de la ville, raison pour laquelle on y déménageait le fort. Askoli n’avait pas encore le droit de séjourner pleinement au campement à cause de ses chaînes.
A l’ergastule, un jour que Rue l’Acrobate n’était pas là, sans doute occupé à se chamailler, Ancolie fit la rencontre d’un enième esclave lorsque Rüne la Sévère le lui présenta comme son franc camarade : Anton dit “Tête de Crâne”. Bien qu’il soit arrivé depuis les îles du sud, Anton n’était pas un écumeur comme le laissaient penser ses airs de gros dur. Au contraire, il était en fait un honnête forgeron qui avait vu sa vie chamboulée par des pirates sans foi ni loi. Dans sa quête de vengeance, il avait été réduit à l’esclavage et jeté à Esperia. Anton (il se surnommait lui-même “Ton”) apparaissait toujours muni d’un vieux crâne humain avec lequel il aimait converser, une idée étrange aux yeux d’Ancolie. Comme ils demeuraient tous deux dans une grande misère, Ancolie et Ton s’accordèrent à réaliser quelques petits vols sans importance dans le secret le plus total. Malheureusement, un soir, les libres firent irruption dans l’ergastule à cause d’une épidémie de poux. Ils la retournèrent de fond en comble, la laissant sans dessus dessous et découvrant le butin des voleurs. Sans qu’elle ne lui demande, Ton fit savoir qu’il était le seul responsable des vols. Par honneur Ancolie ne put se résoudre à le laisser être puni à sa place. Ils furent sanctionnés par Réjane Renoird à coups de fouet pour servir d’exemple. Plus tard, attablés au milieu de l’ergastule, les autres esclaves endormis autour d’eux, Ancolie et Ton se demandaient quand prendrait fin ce supplice et lequel des deux serait affranchi le premier. Pendant ce temps, Rüne obtenait sa liberté auprès de Carili et avec Onak, elle s’employait désormais à convaincre les Renoird de leur vendre Ancolie en vain, les légionnaires rechignant à traiter avec des vaahvas.
Le lendemain, les libres firent aligner les esclaves devant le mur de l’ergastule conformément à la volonté du Seigneur Varamis. Parmi les esclaves, on pouvait trouver Rue l’Acrobate, Ton, Peyre un autre ami d’Ancolie ou encore Estela, une autre esclave de Cicéro Carili. On leur annonça qu’ils devraient tous avoir la tête tondue pour contrer l’épidémie de poux et que l’ergastule serait brûlée puis refaite, plus grande pour accueillir un nombre toujours plus important de malheureux. Cicéro Carili s’opposa formellement à cette décision humiliante lorsqu’elle dut s’appliquer à son esclave Estela : il fut raillé pour avoir ainsi protégé son bien et on lui reprocha même de cultiver sa beauté pour son propre plaisir. Devant ces accusations, ulcéré, Carili qui s’était toujours comporté en homme pieux et serviable finit par se résigner, consentant à ce qu’Estela subisse le même traitement que les autres. Réjane Renoird en profita également pour introduire la nouvelle gérante de l’ergastule, celle qui lui succéderait : l’eyjarska Sofya l’Ancienne. Ancolie, elle, ne pouvait se résoudre à être privée des cheveux qui faisaient sa fierté. Ton, en se laissant aller à un accès de colère, lui offrit l’occasion parfaite de se soustraire à la vigilance des libres et de filer hors de leur portée. Pour ne pas porter préjudice à Onak le Sage qui avait une cachette en ville, elle se réfugia chez Philippe Guyot, un professeur qui accueillait déjà Rue l’Acrobate lors de ses fugues. Ici, personne ne la chercherait. Conformément à leur promesse, les libres rasèrent l’ergastule et pour loger les esclaves, Carili mit à disposition l’étage de sa taverne, la Taverne Centrale.
Lors d’une promenade, Ancolie fut repérée par Florian Rolland, un jeune affranchi aonite et un parvenu, éthyliste à la Taverne Centrale de Carili. Révélant sa grande lâcheté, Rolland se mit à pousser des exclamations enthousiastes pour prévenir la garde de la présence d’Ancolie, et lorsqu’elle tenta de fuir, il la retint par les chaînes et la corrigea sans ménagement. Ancolie qui n’avait pas le droit de se défendre face à un libre se protégea des coups du mieux qu’elle put et essaya de s’extraire en vain jusqu’à l’arrivée des sbires des Renoird. Elle fut conduite sur la Place Centrale en se débattant, on la tint plaquée au sol en pleurs pendant que des médicastres s’employaient à lui raser le crâne, la laissant dévastée. Dès lors, Ancolie préféra rester cloîtrée plutôt que de s’exposer à la vue de qui que ce soit. Pour la punir de sa fuite lors de la réunion à l’ergastule, les maîtres d’Ancolie lui tendirent un piège supplémentaire. Alors qu’elle priait à la maison de charité, ils envoyèrent l’esclave Peyre lui mentir et la conduire droit entre leurs griffes. Lorsqu’elle comprit qu’on l’avait trompée, il était déjà trop tard : près du quai de l’esclavagiste sur la place où sont vendus les esclaves, les Renoird avaient fait disposer leur catapulte orientée vers l’océan du Ponant. Devant tous les Esperiens réunis, ils installèrent Ancolie dans la catapulte de force et lui firent croire qu’ils allaient l’éjecter dans le ciel vers une mort certaine. Réduite à supplier ses maîtres, humiliée, Ancolie fut ensuite battue jusqu’à perdre connaissance sous le regard impuissant d’Onak le Sage et de Rüne la Sévère. Jonaas l’Adaarion, un garde, profitant que les vaahvas étaient pris pour cibles à cette époque, pilla la cache d’Onak et brisa ses objets sacrés pour le déshonorer, son méfait fut découvert par Rue l’Acrobate mais demeura impuni.
Ancolie, la tempête passée, désirait maintenant préparer sa vengeance. Elle trouva une aide providentielle en son congénère Ton qui débordait d’idées pour chagriner les libres car il aimait se moquer d’eux. En particulier, elle voulait se venger de Florian Rolland qui avait entraîné sa déroute alors que rien ne l’y obligeait. Pour ce faire, Ton lui recommanda de se munir de pierres assez grosses pour tenir dans la paume d’une main et comme elle ne savait pas où chercher, il en trouva plusieurs qu’il lui ramena. Avec les pierres, il la conduisit dans les hauteurs du port là où se trouvait la demeure de Florian Rolland qu’il avait repérée au préalable. Ancolie, pleine de gratitude envers lui et résolue à faire savoir son grief par la violence, se dirigea en haut d’un escalier par lequel on accédait à chez Rolland et elle entama de briser ses vitres une par une pendant que Ton faisait le guet. Le bruit dut alerter Rolland car il rappliqua précisément par l’endroit que Ton surveillait, si vite que l’esclave ne parvint à se mettre sur le chemin du libre. Florian Rolland grimpa l’escalier deux par deux pour fuser sur Ancolie, Ton à sa suite, bien en peine. Lorsque Rolland leva la main sur elle, Ton se jeta en avant pour retenir son geste, et le libre se retourna bientôt pour lui asséner un coup, offrant assez de temps à Ancolie pour déguerpir par les toits en escaladant un muret. Ton retint Rolland assez longtemps pour assurer la fuite d’Ancolie avant d’être poussé du haut des escaliers par le libre. Il se brisa le crâne après avoir dégringolé les marches et mourut sur le coup.
Même Onak le Sage ne pouvait consoler Ancolie. Tué par sa faute, Ton disparaissait dans l’indifférence de la plupart et si Rüne la Sévère partageait sa peine elle ne pouvait en faire autant pour sa culpabilité. Sofya l’Ancienne, une eyjarska adepte de la magie des leifersal et la nouvelle gérante de l’ergastule, remarqua la douleur d’Ancolie et lui proposa de soulager sa conscience en conversant directement avec Ton. Intriguée, Ancolie accepta et une nuit, l’Ancienne la convoqua avec trois esclaves eyjarskas à l’endroit où celui qui était devenu son ami était mort. Dans un encensoir, elle fit brûler le harts et prononça des sortilèges destinés à révéler la présence de l’esprit. Les esclaves placèrent chacun une main sur Ancolie, agenouillée, laquelle posa sa propre main sur le sang séché qui tâchait encore les pavés. Effectivement, Ton apparut à Ancolie comme au jour où Rüne la Sévère le lui présenta, auréolé de lumière bleue. Entre ses sanglots, Ancolie lui exprima ses remords, son désarroi et sa colère face à ce monde d’injustice et de déshonneur mais Ton la rassura : il lui dit que des deux, il s’estimait heureux d’être le premier affranchi. Il mit plutôt en garde Ancolie contre la malédiction qui toucherait le bourg tout entier. Il lui prophétisa la folie de Cicéro Carili, l’exil de Rüne la Sévère, la venue des deux Godars après l’Ancienne et sa chute, il lui fit entrevoir les peines, les guerres et les sacrifices qui l’attendaient et qui menaceraient Esperia et les peuples libres. Ancolie ne comprit pas tout de ce qu’il lui montra, au moins lui fit-elle ses adieux à travers la mort.
Ce fut Alamgir le Manarade, un artisan iconodoule et un apothicaire qui se chargea des funérailles de Ton : un bûcher funéraire sur une plage au nord de la ville auquel assistèrent le phalangiste Karl, Agnar l’eyjarska, Sofya l’Ancienne, Rüne la Sévère et bien d’autres. Ancolie se fit la promesse de ne jamais pardonner les libres et les maîtres et de toujours garder la mémoire de Ton dans ses histoires et ses chansons. Bientôt, Cicéro Carili excédé par les rumeurs du bourg, affranchit tous ses esclaves dont Rue l’Acrobate, laissant Ancolie seule sans son jeune ami à l’ergastule. Rue devait maintenant protéger Ancolie comme elle l’avait protégé auparavant. Cet état de fait suscitait l’indignation et la jalousie d’Ancolie. De plus, pour ne pas accéder aux demandes des vaahvas, les Renoird se contentèrent de la vendre à l’Ordre Phalangiste avant de quitter l’île pour retourner à la Sublime et profiter de leur fortune. A défaut d’avoir obtenu sa liberté, Ancolie, entourée d’Onak le Sage et de Rüne la Sévère, sur le terrain vague de l’ancien manoir et du campement à venir, abandonna son nom capitalin pour restaurer son identité véritable restée secrète pendant des années. Depuis la destruction du quartier nordache à la Capitale en 512, elle avait appris à dissimuler son nom pour sa sécurité. A cet instant, plus rien ne le justifiait : elle n’avait plus le coeur à prétendre faire partie de ce monde qu’elle détestait. Ainsi, elle devint à nouveau Askoli l’Entêtée ou plus communément et comme elle se fit connaître ensuite sur Esperia : Askoli la Zarègue.
Le Petit Funambule
De ma visite au fort dans les cuisines en bas
J’ai gardé dans ma poche un trésor d’aromates
Ils n’en ont pas l’usage il ne leur manquera pas
Je le donnerai plutôt au petit acrobate
A la maison le moine me disait sa leçon
En charité le pain revêt toute sa splendeur
Moi je coupais le mien le glissais en dessous
Pour le donner plus tard au petit cascadeur
Lors d’un chantier mon maître m’a vu filer au bois
J’ai prié les Déesses et ma mère qui me manque
Pour ne pas me faire prendre cet argent que je dois
Je vais donner mon solde au petit saltimbanque
Quand la nuit fut tombée sur le latifundio
J’y volais deux poulets, une paire de tubercules
J’ai chargé mon butin dans un sac à mon dos
M’en vais donner le tout au petit funambule
II. L’Assassinat de Sofya l’Ancienne
SININE
A la mi-522, lors du règne de l’eyjarska Sofya l’Ancienne, Esperia était un bourg sans justice. Les esclaves vivaient dans la crainte constante de la tyrannie de cette femme quarantenaire dont la laideur n’avait d’égal que la cruauté à l’égard des plus modestes. Pourtant, Sofya n’était pas issue des grandes familles du continent, elle n’était ni la progéniture d’un riche syndic des îles ni celle d’un propriétaire des forêts de Kiivas. Au contraire, était elle-même de basse extraction : mercenaire devenue gérante de l’ergastule puis noble sur Esperia, son mépris pour ses propres gens témoignait suffisamment de son infâmie pour que bientôt, tous les esperiens s’accordent à la détester - sans cesser de se plier à la moindre de ses volontés pour ne pas risquer d’attiser sa colère. Elle avait succédé au Seigneur Varamis par le biais d’un vote dont les habitants étaient exclus et sans doute était-elle alors apparue aux notables d’Esperia comme la moins pire des options parmi les candidats. Varamis n’avait de toute façon cure de qui serait son successeur. Comme les Renoird avant lui, il s’était constitué sur l’île un pécule suffisant pour vivre grassement de retour dans l’Ancien Monde. Rien ne le préoccupait moins que le sort d’Esperia après lui comme l’histoire le montrerait encore et encore. Sofya n’avait pas de tel projet. Elle ambitionnait sincèrement de gouverner la ville aussi longtemps qu’elle le pourrait et d’en faire un endroit meilleur, ce qui, au vu de son tempérament, ne faisait que la rendre encore plus dangereuse pour tous ceux qui croisaient son chemin.
C’est au sein de l’Ergastule du Bourbier que les excès de Sofya l’Ancienne étaient les plus durement ressentis. Devenue paranoïaque avec les ans, elle pénétrait dans les quartiers des esclaves à n’importe quelle heure de la nuit pour les y terroriser, les interrogeant comme des criminels accomplis et leur infligeant force corrections que même les témoins de bonne volonté ne savaient expliquer. Onak le Sage, le thrall nordique à qui l’Ancienne avait justement confié la gestion de l’Ergastule était témoin de cette violence infondée. Il accueillait les craintes des esclaves, les réconfortait dans leur malheur, les apaisait, mais seul, il ne pouvait espérer que modérer les plans vicieux de l’Ancienne. En particulier, la haine de Sofya était dirigée contre une jeune adolescente eyjarska dont le plus grand tort était simplement de faire preuve d’un tempérament désagréable caractéristique des enfants de son âge. Cette enfant répondait du nom d’Aslà, elle était chérie de tous ses semblables car elle était belle et qu'en dépit de son mauvais caractère elle ne manquait jamais de courage. En fait, Sofya ayant été gérante de l’ergastule auparavant, elle était devenue démesurément suspicieuse envers eux et craignait que les esclaves ne complotent contre elle. Curieusement, après les avoir fréquentés de si près, elle paraissait les redouter plus encore que les libres bien que certains maîtres désapprouvaient son action. L’Ancienne étant dotée de pouvoirs mystiques, sachant converser avec les esprits, elle semblait confortée dans ses craintes par ses interlocuteurs surnaturels. Aucun raisonnement si logique soit-il ne pouvait rivaliser avec l’une de ses prédictions à ses yeux.
Terrorisée par l’Ancienne, la jeune esclave Aslà prit un jour la fuite dans les alentours d’Esperia plutôt que d’obéir aux ordres qui lui avaient été donnés. Malgré une grande battue à laquelle les esclaves furent contraints de participer à contre-coeur, elle ne fut pas retrouvée, du moins pas le premier soir. Les prières de ses congénères ne suffirent pas à garantir le succès de son évasion et dès le lendemain, Aslà fut capturée par le solitaire Manfred Baudry, un mercenaire phalangiste dont l’espoir était de gagner les faveurs de Sofya car elle n’avait de cesse de le martyriser. En réalité, Aslà n’avait jamais pu aller bien loin : entravée par les chaînes qui rendaient pénible sa course, elle avait trouvé refuge sur une branche en hauteur dans la forêt au nord de la ville. L’Ancienne jubilait d’avoir de nouveau la main sur son jouet. Animée par un rire maléfique, elle fit réunir les esperiens sur la place aux esclaves, sur l’estrade même où Marlon les vend encore à ce jour et elle planta un poignard dans l’oeil droit de la fugueuse. Sidérés, les esclaves emplirent l’ergastule des échos de leurs pleurs toute la nuit durant. Un palefrenier d’Uuroggia, Soakin, rendit visite à Aslà dans l’espoir de la consoler ; il entreprit de la racheter pour l’épargner de la cruauté à laquelle elle était livrée. Hélas, c’était une entreprise vaine car les maîtres avaient bien cerné l’intention de Soakin et ils ne permettraient pas qu’on vienne en aide à celle qu’ils souhaitaient punir. Vraiment, à cet instant, tous les esclaves regrettaient leur séjour dans la profonde fosse de Solres. Ils s’en souvenaient presque comme d’un endroit tranquille.
Pour avoir osé défendre Aslà devant les libres, Manfred avait un soir fait enchainer Askoli au mur de l’ergastule. Il l’avait laissée là toute une nuit, puis lui avait tranché le visage profondément pour lui laisser une marque indélébile. Dans le dos d’Onak pour ne pas lui causer de tort, les plus braves des esclaves, dont beaucoup de qadjarides, Gerinel ou encore Askoli décidèrent de rendre visite au praesco Lubin à la Commanderie d’Esperia. C’est un jeune affranchi mésigue, Konstantinos, qui était parvenu à convaincre ses pairs de la pertinence de cette visite car il avait pu constater par lui-même les vertus du praesco. Encore esclave, il avait été châtié par un vulgaire écumeur des îles du sud, Bernard, qui lui ordonnait des choses incompréhensibles, l’ivrogne étant incapable d’articuler. Témoin de la scène, Lubin ordonna à l’écumeur qu’il cesse ses coups. Plus encore, il prit à parti des badauds et usa de son autorité naturelle hura pour qu’ils se saisissent de celui qui, quelques instants plus tôt, exposait ses vices au grand jour sans crainte de représailles comme il est coutume de le faire au Bourbier. A l’endroit de sa punition et sous les yeux de l’écumeur qui fut prestement bastonné, Konstantinos fut libéré et pu ainsi commencer sa nouvelle vie d’homme libre. A la Commanderie, le praesco Lubin reçut les esclaves dans un jardin avec un parterre de fleurs de toutes les couleurs imaginables. Il les écouta parler chacun leur tour sans leur faire de reproches, leur promettant de garder tous leurs secrets. C’était un spectacle merveilleux. Sous un ciel brillant de milliers d’étoiles, le praesco eut alors une idée qu’il conserva d’abord pour lui. Dans les jours suivants, il partagea son plan avec ses plus fidèles partisans comme Manfred le phalangiste.
Un soir, après que l’Ancienne ait disparu plusieurs jours pour passer du bon temps sur une île secrète avec ses amis dont Silana la Sirène, elle se fit voir de nouveau dans le bourg. Il avait pris des airs de ville fantôme, comme celle qu’on trouvait à l’époque de l’autre côté de la rivière, près du fort en ruine. Soudain, après être entrée dans le Bourbier et juste au devant de l’Ergastule, Sofya fut surprise par Aslà, les esclaves qadjarides menés par Saïd, le mercenaire Manfred Baudry, le palefrenier Soakïn et le praesco Lubin. Ce dernier avait décidé de son propre chef de libérer chacun des esclaves qui l'accompagnaient alors, plus encore, il leur avait confié armes et équipement et marchait à leur devant en invoquant le respect que l’on doit aux religieux. Ensemble, ils confrontèrent l’Ancienne et le praesco Lubin consentit finalement à régler ce différend par un duel d’honneur : sa mort ou celle de l’eyjarska devrait déterminer le destin du bourg. Cependant, alertés par la situation, des hommes du Godar Agnar l’Intendant du Bourbier tentèrent d’intervenir pour venir en aide à Sofya. Ils reçurent les tirs de Zakaryâ, le frère de Saïd et un archer qui les empêchaient d’avancer tandis que pris de panique, inquiet de voir le praesco auquel il devait rester loyal échouer, Manfred Baudry s’attaqua à Sofya et lui transperça l’oeil de sa lance sans crier gare, perforant son crâne de part en part. Le praesco Lubin fut horrifié par cet acte de même que tous ceux qui l’avaient suivi dans sa rébellion et leurs rangs commencèrent à se défaire. Comme les hommes du Godar avançaient sur leur position, Rüne la Sévère et Onak le Sage apparurent plus haut sur la muraille, les nordiques de l’île rassemblés après eux et ils élevèrent la voix pour mettre un terme à ce qui aurait pu devenir un bain de sang.
L’assassinat de Sofya l’Ancienne par Manfred Baudry permit l’ascension du manarade Shirin qui se proclama bientôt Seigneur de l’île d’Esperia. Shirin, sous la juridiction qui lui fut accordée par les Intendants de l’île réunis dont le Godar Agnar, punit les rebelles qui furent tous faits prisonniers et châtiés en Place Centrale quelques jours plus tard. Saïd fut fouetté et son oreille fut arrachée et il perdit beaucoup du courage et de l’ambition qui l’animaient. Zakaryâ fut horriblement mutilé, privé de l’index droit qui faisait de lui un archer, aussi il se transformerait plutôt en poète dans les temps à venir. Soakïn fut fouetté et il eut l’oreille tranchée. Aslà eut la main droite coupée. Manfred eut le bras droit coupé et le bourreau dût s’y prendre à deux reprises avant de réussir à le séparer de son corps. Ces trois derniers furent aussi réduits en esclavage et vendus à Solrès en main propre. Quant à lui, Lubin fut gracié. De leur côté, Rüne la Sévère et Onak le Sage fondèrent la tribu Sorojä pour protéger les vaahvas des aléas politiques de la ville. Ils établirent définitivement les quartiers de la tribu à l’endroit de leur campement sur la rive nord pour y fonder une terre de paix et de justice durable. Le campement accueillait alors Björn, Gündrun, Askoli et l’esclave Thorfinn. De même, aussitôt que les qadjarides accomplirent leur rédemption et furent affranchis, ils suivirent les frères Saïd et Zakaryâ pour fonder le clan Circkla dont la bannière représente clairement un oiseau qui s’envole par delà des chaînes brisées : assurément un symbole lourd de sens pour ceux qui furent parmi les rares esclaves à jamais oser se révolter contre leurs maîtres.
La mort de Sofya fut un soulagement pour beaucoup ; elle fut aussi annonciatrice d’une ère de grands troubles à venir sur Esperia. Parmi ses quelques qualités, l’Ancienne considérait avec sérieux la menace des esprits maléfiques qui peuplaient le quartier fait de ruines au nord de la ville appelé “îlot abandonné” ou “bourg fantôme”. Ses successeurs hélas ne croyaient pas en ce genre d’histoires. Une fois passée dans l’au-delà, Sofya ne fut pas réunie avec son Créateur, Arbitrio. Découvrant avec stupeur ce que les esperiens pensaient d’elle en vérité, y compris parmi ses plus proches amis, elle choisit de maudire l’île à tout jamais et en particulier le quartier du Bourbier. De son vivant, l’Ancienne savait converser avec les morts, elle savait les invoquer comme elle le fit pour Anton et elle savait aussi les faire disparaître dans l’éternité. Une fois passée dans l’au-delà, ses talents acquis au cours de sa vie précédente lui permirent de fédérer autour d’elle toutes les abominations restées en suspens dans le néant, y compris celles qu’elle avait personnellement renvoyées dans ces ténèbres. Sa vengeance serait bien assez tôt mise en oeuvre par une armée de morts revenue hanter l’île d’Esperia et tourmenter ses habitants, les entraînant inexorablement vers une folie certaine. Les esprits précédemment retenus sur l’îlot abandonné déferleraient bientôt sur la ville au fur et à mesure que ses ruines tombaient en miettes, et les Esperiens s’enliseraient dans une spirale de guerres destructrices, renouvelée chaque cycle par l’âme errante de Sofya.
III. Le Godar Agnar et la Première Guerre du Bourbier
KALAFISKUR
Avant l’an 522, on ne trouvait au port d’Esperia que des toits rouges comme ceux de l’Ecarlate. Il n’y avait ni Bourbier ni Godar, les rues étaient larges et propres, toutes pavées. Sous la régence de Varamis, le bourg avait retrouvé un soupçon de stabilité politique. Après avoir été déchirée par des événements extrêmement violents à l’occasion d’une révolte contre les nantis locaux surnommée “Grande Badrinerie”, la ville d’Esperia devait être refondée une énième fois. Varamis, un vieil homme dégarni et antipathique avait fabriqué sa légitimité en participant aux derniers combats contre les partisans de cette révolte. Les insurgés avaient été défaits mais les autorités naturelles de la ville ayant alors pris la fuite de crainte de connaître un sort funeste, il eut tout le loisir de s’emparer de l’île d’Esperia pour lui tout seul et sans grande résistance. Parmi les rebelles qui avaient pris les armes contre les autorités et contre Varamis, on pouvait trouver un ancien kungsman eyjarska qui répondait au nom d’Agnar. Défait lors de l’ultime bataille des conjurés de la mine, l’eyjarska avait été sauvé par le régent Varamis qui avait tenté d’en faire son indéfectible allié en épargnant sa vie, le remettant à l’Ordre Phalangiste en tant que prisonnier pour toute sanction. Bientôt, Varamis abandonna le pouvoir au profit de Sofya l’Ancienne la gérante de l’ergastule. Il fit son retour au Royaume Central avec son pécule, son épouse Celestine et leur enfant à venir. Il ne serait donc jamais témoin des conséquences désastreuses de sa miséricorde envers Agnar. De son côté, Sofya l’Ancienne ne ferait rien non plus pour empêcher son irrésistible ascension.
Agnar était emprunt d’une personnalité mystique et au regard des épreuves qu’il avait surmontées, il s’estimait doté d’une mission importante qui le dépassait. Les aléas de son existence et ses déboires récents n’avaient fait qu’accentuer ce sentiment : remis à la foule par une prae de l’Ordre Phalangiste, la vie d’Agnar avait été une nouvelle fois mise en jeu. Ceux qui voulaient voter pour son exécution devaient se tenir d’un côté de la place et ceux qui voulaient le sauver de l’autre. Contre toute attente, le public de badauds rassemblés là et devenus juges pour un temps lui avait encore une fois laissé la vie sauve. Réduit par défaut à l’état de pensionnaire de l’ergastule du port, il fit la rencontre d’un trio d’esclaves magiciens eyjarskas avant que celui-ci ne soit revendu vers l’Ancien Monde. Ce fut à cet endroit et aux côtés des plus démunis de l’île qu’Agnar décida de fonder son quartier dès son prompt affranchissement. Agnar était présent sur Esperia depuis des années, peut-être même avait-il déjà fréquenté l’île avant la catastrophe de 518. Avoir frôlé la mort une fois de plus l’encouragea à réaliser ses rêves avant qu’il ne soit trop tard, et ces derniers comportaient leur lot de vengeance et de destruction. Bénéficiant de la confiance et du soutien de Varamis puis de Sofya, il fut également assisté par des personnalités importantes et controversées du bourg telles que Cicero Carili, un caroggian sans états d’âme depuis que les bonnes gens du bourg avaient terni sa réputation et le phalangiste Karl, un hura et un ancien conjuré de la mine lui aussi. Agnar, bien qu’eyjarska, ne maîtrisait pas la magie des leifersal. Il prenait les chuchotements de Sofya et de ses esprits malfaisants pour ses propres idées et craignait d’être atteint par la folie et la paranoïa. Les magiciens eyjarskas de l’ergastule avaient été revendus et ne pourraient plus lui venir en aide.
Au gré des saisons et des chantiers, le quartier de l’Ecarlate fut amputé de plusieurs rangées de maisons - toute la partie orientale de la ville - qui furent reconstruites selon un nouveau style architectural, élaboré de concert par Agnar devenu Godar et le Seigneur de l’île Shirin, un maître d’oeuvre manarade promu au plus haut rang par les intendants réunis suite à l’assassinat de Sofya l’Ancienne. Le front de mer fut soudain garni de nombreux logements à louer pour quelques épervies à peine, d’une arène atypique, d’un marché souterrain, d’une intendance bâtie près de l’endroit où Sofya avait rendu l’âme et où on avait fait installer sa statue. Il y avait presque un chantier par jour et du travail pour tous, comme les esclaves finissaient épuisés, les libres participaient aussi et tous étaient dûment payés par Philippe Guyot, l’employé préféré du Godar Agnar. Durant l’été 522, le développement rapide du Bourbier et l’activité bourdonnante qu’il générait n’était bien sûr pas pour plaire aux grands du bourg dont le pouvoir et l’influence étaient remis en question. En particulier, le Capitaine de la Garde d’alors, Bayard Renoird, seulement célèbre pour avoir organisé l’abandon du Fort Louvoy sur l’îlot fantôme, défia l’autorité naissante du Godar en faisant installer une catapulte sur la place aux esclaves au bout du quai des esclavagistes. Il dirigea personnellement sa troupe et fit tirer contre les habitations du Bourbier pour faire parler la nordique Gündrun, une locataire du quartier accusée du vol du nouveau fort, provoquant la colère du Godar et exposant les nouvelles divisions de la ville au grand jour. Si auparavant, Renoird avait déjà menacé de faire tirer des esclaves vers le Ponant à l’aide de sa catapulte, il n’avait encore jamais menacé de l’utiliser contre le Bourbier.
Pour contrecarrer ce genre d’interférences, le Godar Agnar réunit au Sans-Fond la taverne de Silana la Sirène parmi les pires crapules et les meilleurs mercenaires que l’île comptait alors, dont l’essentiel vivaient d’ailleurs au Bourbier et connaissaient donc bien l’eyjarska. Il confia à l’écumeur Ernesto la lourde tâche du “viguier” : l’ocolidien devrait rassembler des gens d’armes pour la Brigue du Bourbier, une milice nouvellement formée et qui devait concurrencer la Garde d’Esperia. Affublés d’un tabard vert et blanc, on comptait alors parmi les briguiers les plus respectés le gladiateur Nandor dit la Moustache de Fer, qui avait déjà accompli mille exploits sur les îles, Séraphin de La Sublime un affranchi récent ou encore l’esclave Askoli la Zarègue qu’on mobilisait surtout lors des entraînements à l’arène. Cicero Carili de son côté, pris pour cible par les autorités religieuses de la ville et mis au pied du mur, avait commencé à réunir des fidèles autour de lui pour tenter de mener un grand coup d’éclat contre les autorités de la ville. Il fut trahi par Florian Rolland qui parvint à lui arracher la propriété de la Taverne Centrale par ce stratagème. Les deux hommes entretenaient un grief important depuis que Rolland avait provoqué la mort de l’esclave forgeron de Cicéro, l’ocolidien Anton. Carili entreprit un baroud d’honneur au cours duquel il incendia la Taverne Centrale et plusieurs autres bâtiments lui appartenant à lui ou à ses adversaires politiques. Poursuivi à travers toute la ville par les gens d’armes pendant que les habitants essayaient de contenir les flammes ici et là, il parvint presque à s’enfuir par les murailles avant d’être percé d’un carreau d’arbalète par Jonaas l’adaarion. C’est ce dernier qui devait être choisi comme le successeur direct de Bayard Renoird à la gestion de la garde.
Dès que Jonaas l’adaarion devint Capitaine, le conflit qui opposait le Bourbier au reste de la ville prit une tournure personnelle entre le Godar et lui. Plusieurs fois, le Capitaine Joonas convoqua les esperiens sur la Place Centrale pour de véritables démonstrations de force et des discours enflammés dirigés contre le Godar. Agnar de son côté prenait un malin plaisir à venir se pavaner jusque dans l’Ecarlate, protégé par ses nombreux briguiers, parfois même pour perturber les discours du Capitaine. En effet, forte de son aura de nouveauté et du fait de l’enthousiasme général qui régnait au Bourbier, la Brigue comptait alors bien plus de guerriers que ne pouvaient en réunir la Garde ou les plus puissantes familles de l’Ecarlate. Joonas enrageait face à ce constat et les critiques à son égard ne faisaient de toute façon que s’amplifier et se généraliser au fur et à mesure que son incompétence devenait une évidence pour tous. En fait, le Capitaine pouvait surtout compter sur une poignée de gardes qui lui étaient dévoués : Loukas le mésigue, le vieux Rodrig ou Jules, un jeune capitalard. Il ne faisait pas bon d’être garde à cette époque, si bien que ceux qui restèrent effectivement aux côtés de Jonaas étaient surtout des individus naïfs, inexpérimentés ou dans le meilleur des cas intéressés. Le tabard de la garde était tellement raillé qu’il dut être repris à trois ou quatre reprises avant que l’on aboutisse à une version relativement satisfaisante qui fut approuvée par Jonaas (la plus horrible de toutes). L’influence du Godar était telle qu’il avait pu donner l’asile dans son quartier au malheureux éthyliste qu’il employait, le professeur Philippe Guyot. Celui-ci subissait le même zèle religieux qui avait conduit Cicero Carili à la folie et il était menacé d’arrestation. N’importe qui pouvait alors deviner l’étendue du désastre à venir.
Plutôt que de faire face à ses responsabilités, le Seigneur de la ville, le manarade Shirin, tenta non sans un certain génie de dresser les nordiques contre la Brigue du Bourbier et le Godar Agnar au mois de janvier 523, provoquant le départ d’Askoli la Zarègue de celle-ci. Alors que les téméraires briguiers étaient prêts à en découdre en se rendant à la porte nord, Rüne la Sévère la pravadyr de ce qui était devenu la Tribu Söroja, leur barra la route à l’entrée du campement nordique. Lorsque le Godar Agnar, la pravadyr Rüne la Sévère et Onak le Sage se réunirent sous la surveillance de leurs sbires respectifs, ils découvrirent sans tarder l’horrible machination fomentée par le Seigneur Shirin. Malheureusement, ce dernier avait senti le vent tourner et l’irrémédiable marche vers la guerre dans le bourg. Il quitta l’île discrètement à bord d’un navire esclavagiste et laissa pour régente du bourg Louana la mésigue, propulsée là consciemment à la veille d’une grave crise. Louana était une proche de Jonaas, une affranchie somme toute récente et une gestionnaire sérieuse. Elle avait gravi les échelons de la société esperienne en tissant un réseau de relations fort utiles, si bien qu’au départ précipité de Shirin il lui était apparu qu’elle était la mieux placée pour devenir dirigeante. Toutefois, il n’est pas dit que cette opinion était largement partagée, surtout à cet instant où Shirin était de plus en plus décrié. Quelques jours seulement après son départ, un incident survint dans le Bourbier. Le milicien Loukas, proche de Louana, frappa le Godar de son arme tandis que celui-ci s’opposait à l’intrusion de la garde dans son quartier. Loukas fut blessé en retour par des briguiers déchaînés et les deux hommes furent transportés au dispensaire dans l’Ecarlate, où le Godar Agnar, déjà mourant, fut assassiné à la faveur de la nuit.
Juste après avoir publiquement accusé Catherine Duragner, l’épouse de Joonas et une soignante du dispensaire du meurtre du Godar, les briguiers menés par le Viguier Ernesto, le phalangiste Karl et prirent d’assaut le fort de la garde et y firent plusieurs otages parmi les proches de la Seigneure Louana, dont Karmen Dragoslav, son esclave. Ils profitèrent de la vente aux esclaves pour s’infiltrer dans le fort par un accès depuis les murailles et les quelques gardes qu’ils surprirent à l’intérieur comme Rodrig furent défaits et incapacités à participer à la suite des combats. Pendant plusieurs jours, la ville d’Esperia fut paralysée par ce siège des autorités contre les rebelles retranchés. De nombreux civils contribuèrent à l’effort contre les rebelles, par exemple en installant une grande baliste devant le fortin. Pour toute récompense à leur contribution, les briguiers firent pleuvoir les carreaux d’arbalète sur eux depuis les murailles du fort et en transpercèrent gravement certains. Pour les déloger de leur position, il fallut que le Capitaine Joonas se résigne à quérir l’aide providentielle de la Tribu Söroja dirigée par Rüne la Sévère et du Clan Cirkla dirigé par le qadjaride Zakaryâ le Poète. Il avait auparavant offensé les deux mais les tribus et clans libres se montrèrent cléments. Une fois coordonnés par le sage Onak, ils convergèrent ensemble vers les briguiers en s’introduisant dans le fort de tous côtés, provoquant leur reddition immédiate. La brigue était puissante et composée de combattants aguerris et déterminés mais seule, elle ne pouvait espérer rivaliser face à la puissance des vaahvas et des qadjarides réunis. Les Cirkla attaquèrent le fort en escaladant ses murailles de toutes parts et les Söroja y pénétrèrent par les profondeurs. Ils parvinrent même à libérer Karmen (sitôt affranchie pour sa bravoure) et les autres otages sans qu’aucun ne soit blessé trop gravement.
La justice du bourg fut rendue sur la place centrale comme le veut la coutume. Gaston, l’architecte galdyri qui avait participé à l’élaboration du quartier de la Pointe d’Or imaginé par Shirin fut réduit à l’esclavage. Il serait encore longtemps forcé de réaliser des plans pour le gouvernement d’Esperia qui tenait à ce que la ville s’agrandisse de jour en jour. Le phalangiste Karl parvint mystérieusement à échapper à toute sanction et disparut tout simplement du bourg. Révulsé par l’exécution du Viguier Ernesto qui se déroulait sous ses yeux, l’ocolidien et briguer Bernard prit la fuite. Dans sa cavale, il réussit à s’en prendre à la régente Louana avant d’être rattrapé et tué par le Capitaine Jonaas et Vallis Lindèn, mettant un point final à la révolte des briguiers. Les habitants se réunirent en cérémonies funéraires et processions vers le quais des esclavagistes pour y conduire les prisonniers condamnés à l’exil ou pour accompagner les malheureux endeuillés désireux de regagner l’Ancien Monde comme le professeur Philippe Guyot. Le règne de Louana la mésigue débutait lui dans le sang. La malédiction de Sofya l’Ancienne s’enracinait profondément dans les rues de la ville et dans les esprits de ses habitants… et Esperia retrouvait le calme. Nul ne pouvait alors se douter qu’un nouveau Godar se lèverait bientôt ou que la violence et la désolation qu’il engendrerait seraient décuplées à chaque nouvelle incarnation. Outre ces considérations, Esperia demeurait empêtrée dans une ère d’injustice et de corruption et elle ne devait son salut qu’à l’intervention magnanime de la tribu Söroja.
IV. Le Dernier Duel de Rüne la Sévère
LUGNAROA
Dans les premiers mois de l’an 523, Rue l’Acrobate, l’invité et le cadet de la tribu de l’île avait fugué une nouvelle fois du campement vaahva à cause d’une grande dispute. Au cours d’une expédition vers la forêt dense au nord de la ville, il s’était illustré par plusieurs caprices qui avaient mis en difficulté puis en colère Rüne la Sévère et Onak le Sage. Bien que la tribu ait triomphé d’un ours et l’ait rapporté en trophée après l’avoir honoré selon les préceptes du Culte des Sept, l’ambiance était à la discorde et à la peine, car Rue demeurait introuvable. Askoli, qui ne souhaitait plus rien d’autre que d’être libérée par ses maîtres, était toujours confrontée à la sévérité de l’Ordre Phalangiste local qui refusait de l’affranchir pour pouvoir continuer à la faire combattre à l’arène du Bourbier. La tribu Söroja avait bien tenté de la racheter mais le praesco Konstantin ne voulait rien entendre. Il avait promis à Askoli de la libérer si elle triomphait de l’écumeur Bernard, mais Askoli s’était faite durement rosser devant tout le bourg et elle commençait à cultiver une rancoeur terrible à l’encontre des affranchis, même ses proches amis. Aäny, une mercenaire adaarionne, vétéran de la garde montagnarde et réputée grande combattante, avait remarqué cette souffrance. Elle avait proposé à Askoli d’obtenir sa libération grâce à un subterfuge, dans une sorte de duel truqué contre elle. Askoli, qui essayait d’adopter le mode de vie vaahva, à qui Onak le Sage enseignait le culte et Rüne la Sévère la langue des premiers hommes réprouva cette initiative. Elle considérait que gagner sa liberté ainsi serait considéré comme un acte déshonorant et une atteinte à la sacralité des duels dans le cadre de l’Oykor, l’honneur vaahva.
Rüne, la pravadyr, avait de moins en moins de temps à consacrer à la tribu et elle avait senti que les Söroja étaient divisés par d’importantes rivalités. Chacun des vaahvas de la tribu avait grandi, certains demeuraient tranquilles comme Björn le forgeron ou le beau Fjör mais d’autres nourrissaient maintenant leurs propres ambitions. Thorfinn par exemple était arrivé sur l’île en tant que simple esclave ébeniste. Il ne manquait jamais de courage et devant sa dévotion les Söroja n’avaient eu d’autre choix que de le libérer. Rumi était arrivée plus tard. Ouvrière du Kinemaar, elle n’avait pas attendu d’être affranchie pour séduire Thorfinn, et comme ils s’aimaient sincèrement et qu’ils étaient en âge, Onak et Rüne avaient décidé de fermer les yeux. Mais le temps avait passé, Rumi avait obtenu sa liberté et elle avait gagné en caractère, aussi la complicité qui les unissait autrefois s’était transformée en ennui et parfois même en détestation. Le couple que formaient Thorfinn et Rumi fut brisé et ils annulèrent leurs fiançailles. Morgendög le Pieux, lui, s’opposait de plus en plus souvent aux paroles du sage thrall Onak que plusieurs vaahvas soupçonnaient d’éprouver des sentiments pour Rüne la Sévère au point de nuire au bon déroulement de la vie de la tribu. Face à cette situation, Rüne la Sévère choisit de remettre en jeu l’Akti des Söroja, une sublime dague en os. Comme tous les vaahvas ne connaissaient pas la tradition, elle en fit le rappel : celui qui prendrait l’Akti par la ruse ou par la force pourrait prétendre à devenir le pravadyr des Söroja. Onak le Sage consulta les Déesses puis il fit savoir que les candidats seraient départagés par une série de duels tout au long de la semaine.
Thorfinn, Rumi, Gündrun et Morgëndog se levèrent autour du feu de camp l’un après l’autre pour annoncer leurs candidatures et ensuite tous se retirèrent. Askoli resta assise et demeura seule à méditer. Son rang d’esclave lui interdisait de diriger les libres et donc d’être candidate. D’aucun pensait qu’elle ne pouvait pas supporter de se voir supplanter par des vaahvas plus récents sur Esperia. Furieuse, elle choisit de précipiter les choses avec ses maîtres les moines phalangistes. Pour s’assurer qu’ils veuillent se débarrasser d’elle prestement, elle généra un grand scandale dans le bourg en se rendant à l’ergastule pour maquiller de peintures sacrées tous les esclaves qui s’y trouvaient. Avec Pon et Vinicio qu’elle entraîna avec elle, elle rendit hommage aux Déesses toute la nuit durant dans de grandes exclamations. Vinicio, un esclave des îles du sud particulièrement malin, accepta d’aider Askoli plus encore. Il alla s’assurer que Drappier, un autre locataire de l’ergastule et un partisan de Fauxvelles ait l’idée de dénoncer l’action de la Zarègue en croyant le faire de son propre chef. Il faut préciser que la réputation de Vinicio pâtit beaucoup de cet élan de solidarité. Après lui, Askoli fut convoquée devant l’ennen Velkan et le praesco Konstantin. Comme elle reprochait à ce dernier de ne pas être davantage comme le praesco Lubin avant lui, il voulut la faire punir de coups de fouet car l’ancien opod était tenu pour responsable de la mort de Sofya l’Ancienne. Avant que la sanction ne puisse être appliquée, Aäny l’adaarionne intervint. Elle réussit à faire accepter l’idée d’un duel particulièrement cruel aux phalangistes : elle s’opposerait à Askoli et en cas de défaite de l’esclave, elle devrait renoncer à sa foi, abandonner ses Déesses et se convertir au culte arbitré.
Au campement, le premier duel qui se tint fut celui qui opposait Thorfinn à Rumi. Ni l’un ni l’autre n’étaient vraiment des combattants, aussi ils purent chacun redoubler de férocité et prendre le dessus l’un sur l’autre à tour de rôle… mais finalement, par terre dans la boue près du feu de camp, ce fut Rumi qui l’emporta grâce à sa finesse là où Thorfinn était trop droit et innocent pour triompher. Près d’une heure après le début des hostilités, elle le força à abandonner. Le second duel opposait lui Morgëndog à Gündrun. Gündrun était détentrice d’un terrible secret : elle avait été enlevée très jeune et avait grandi sur l’Archipel d’Eyjarfolk, alors certains pouvaient la considérer comme une bâtarde, pareille à Askoli qui se disait nordache de la Sublime. Morgëndog lui était un fier vahnamaate, un partisan des Astreife et de la tradition de Krelm envers et contre tout. Ce fut cette fierté, légitime au demeurant qui provoqua sa déroute car il était aveuglé par le mépris qu’il éprouvait envers Gündrun et l’idée fausse qu’il se faisait de lui-même. Ainsi en dépit de ses grandes qualités, Morgëndog fut défait. Dans la course pour l’Akti, Rumi et Gündrun se faisaient désormais face et après avoir vu leurs prouesses au combat, les Söroja ignoraient sincèrement laquelle de ces deux candidates se confronterait finalement à Rüne la Sévère. De son côté, Askoli s’était longuement entraînée avec Aäny. Le jour venu à l’arène du Bourbier, elles donnèrent une chorégraphie époustouflante, savamment préparée qui ravit tout le public à l’exception des phalangistes. Personne ne sut dire que le combat avait été largement truqué et Askoli obtint sa liberté grâce à la miséricorde d’une adaarionne.
Dans les jours suivants, Gündrun triompha de Rumi à l’aide de son harpon. La navigatrice le maniait mieux que quiconque dans la tribu. Elle réclama donc son combat contre Rüne la Sévère pour s’emparer enfin de l’Akti, mais Askoli, désormais affranchie, s’y opposa. Devant les clans réunis, elle renonça à célébrer sa liberté acquise comme convenu et demanda plutôt très solennellement au thrall Onak que son propre clan participe à la querelle des Söroja. Elle voulait qu’il lui soit permis de faire valoir son nom pour l’Akti. Onak s’imposa une nuit de divination et une fois les Déesses consultées, il consentit à la requête de l’Entêtée. Le combat qui opposa Gündrun à Askoli fut particulièrement féroce et se tint lui aussi près du feu de camp. Askoli eut raison de son adversaire non sans y laisser des plumes, Gündrun avait depuis longtemps espéré faire valoir son nom au moment de la succession. Lorsqu’elle perdit son harpon, elle ne manqua pas de hargne en tentant d’étrangler Askoli puis de résister à ses assauts à coups de pied. Onak avait interdit que l’on porte atteinte trop gravement à son adversaire aussi les deux s’en tirèrent saines et sauves. Cela dit, les vaahvas étaient tous très étonnés de la tournure des événements car personne ne s’imaginait qu’Askoli puisse devenir pravadyr du fait de sa jeunesse ou encore de sa méconnaissance des traditions. Onak le Sage était le seul à être serein, sa confiance inébranlable dans la vision que lui avaient accordé les Déesses le guidait et l’avenir ne le détromperait pas.
Le dernier duel de Rüne la Sévère se tint sur le pont de pierre qui séparait le campement vaahva de l’îlot abandonné. Tous les Söroja et même quelques habitants du bourg s’étaient rassemblés de part et d’autre du pont et jusque sur les tours en ruines environnantes pour pouvoir observer le combat. Nul n’ignorait qu’Askoli était une gladiatrice entraînée par des maîtres d’armes tandis que Rüne était une simple archère, une trappeuse kylmate mais aussi une tueuse de sang froid (elle avait un jour mis fin à une course poursuite entre gardes et criminels en abattant le fuyard d’une flèche en pleine tête). La plupart s’attendaient à ce qu’Askoli gagne contre Rüne du moment qu’elle parvienne à la rejoindre car les deux adversaires avaient décidé de se séparer d’une quinzaine de mètres, à peu près la distance du pont. Toutefois, lorsqu’un cor de brume annonça le début du combat, Askoli ne fit que quelques pas dans la direction de la pravadyr. Alors que cette dernière tendait son arc armé d’une flèche et s’apprêtait à la transpercer, Askoli l’apostropha et plutôt que de faire un mètre de plus, elle ploya le genou et déposa sa masse d’armes à terre. Elle révéla à tous qu’elle avait toujours agi pour préserver l’honneur et le rang de Rüne, qu’elle n’avait jamais vraiment convoité d’être pravadyr car elle l’estimait la plus digne et enfin qu’elle ne permettrait jamais que quiconque ne s’en prenne à elle. Les Söroja étaient stupéfaits, quelques sudistes furent déçus de ne voir aucune violence. Onak félicita Askoli pour cette leçon de loyauté et Rüne la rejoint pour la serrer dans ses bras.
Rüne la Sévère fut donc la pravadyr de la tribu Söroja pour les nouvelles saisons à venir, elle garda précieusement l’Akti pendant de longs mois supplémentaires. Sa liaison avec Onak le Sage devint officielle et ce dernier abandonna son rôle de religieux qu’il avait pourtant endossé toute sa vie. Secrètement, Rüne la Sévère avait appris qu’elle partirait bientôt quoique fasse Askoli. Dans le creux de son ventre, un nouvel être, le premier qui viendrait au monde en tant que Söroja commençait déjà à grandir. Pour être un véritable vaahva, il devait naître dans les Maahvitts plutôt que dans un bourg de pierre sans âme, peuplé de sudistes aux innombrables vices. Il devait apprendre la coutume auprès de ses aïeuls, visiter l’un des septs temples, voir l’une des Septs mers et elle l’y conduirait en personne. Telle fut la décision de Rüne la Sévère. Le courroux de Morgëndog fut tempéré par la venue sur l’île de la jeune Mëlk dont il tomba amoureux. La jalousie de la litlä Rumi à l’égard de la pravadyr et ses disputes avec Thorfinn s’estompèrent à partir de l’arrivée d’Ulf le loup, un vaahva élevé parmi les sudistes qui obtint ses faveurs à force de parades. Fjör quitta l’île pour regagner les Maahvitts ce qui attrista profondément Askoli, qui, pour se consoler, pouvait se réjouir d’avoir enfin été affranchie et de s’être initiée aux manières de l’honneur vaahva. La paix était revenue sur les Söroja, mais aussi honorable qu’ait pu être le dernier duel de Rüne la Sévère, il ne servit en fin de compte qu’à retarder l’inéluctable.
Chanson de Sinine
Le monde fut forgé dans un premier langage
Le vent gris de la steppe m’a chanté ses chansons
La main suit le coeur quand le dernier s’engage
La mer bleutée de glace a livré sa rançon
Le monde fut forgé dans un premier langage
Avant les empires puis les tristes nations
Les tribus, les clans comme des oiseaux sans cage
Connaissaient chacun leur vraie destination
Le monde fut trahi dès le second parler
Un idiome travesti et comme dénué de grâce
Il permit que l’on mente et sans raison garder
Qu’on se couvre de honte et de mort et de crasse
Le monde fut trahi dès le second parler
Et les faux-semblants, faux honneurs, fausses justices
Conquirent plus vite encore que le fil de l’épée
Pour semer partout le seul germe du vice
Le monde prendra fin pour le dernier dialecte
Le jour où viendra le plus grand des spectacles
Mille corps de rois tous dans une seule charrette
Vers un sombre tombeau comme un seul réceptacle
Le monde prendra fin pour le dernier dialecte
Ses cités de pierre englouties sous les eaux
Il restera de nous les os, les arêtes
Et les Sept Mers unies en un vaste réseau
V. Le Godar Morten et la Seconde Guerre du Bourbier
HUISKUTTA
Annonçant aux Söroja qu’elle attendait l’enfant d’Onak le Sage, Rüne la Sévère remit en jeu son rôle de pravadyr à la moitié de l’an 523 après une grande semaine de célébrations de la déesse Sinine. La Sévère était une mère pour les vaahvas. Si certains avaient parfois contesté son autorité, tous l’aimaient profondément. Sinon Onak le Sage, le forgeron Björn et la championne Askoli, tous les vaahvas avaient un jour été les esclaves de Rüne. Elle leur avait présenté la ville, elle les avait vêtus, elle les avait nourris puis les avait affranchis une fois prêts. Comme elle avait choisi que son enfant devait naître dans les Maahvitts, son départ était devenu inévitable et il était impératif de la remplacer. L’assemblée des clans réunis (alors composée de Rüne la Sévère, Thorfinn Denmodheik et Askoli la Zarègue) départagea les différents candidats à ce poste : la litlä Rumi la kinemaer au caractère bien trempé qui s’encanaillait trop avec les sudistes, le pieux Morgëndog le vahnamaate à la coiffure rougeoyante qui prenait trop à coeur de les corriger, et Onak le Sage qui avait abandonné son rôle de thrall et ses responsabilités religieuses. Après des duels, des épreuves et des délibérations, l’assemblée choisit finalement Onak le Sage qui succéda dès lors à Rüne la Sévère. Il est vrai qu’à cette époque, Morgëndog le Pieux s’estimait lésé par la décision des clans. Pour autant, il se soumit au nouveau pravadyr et les Söroja renouvelèrent chacun le serment qui les liait entre eux. La litlä Rumi, elle, fut si déçue de ne pas être choisie qu’elle quitta l’île pendant un temps pour un voyage à Uuroggia avec Ulf le Loup.
A l’intérieur des murs d’Esperia, Louana la mésigue, la régente du bourg depuis que Shirin avait pris la fuite, avait promu à ses côtés Karmen son ancienne esclave, otage des briguiers pendant un temps pour en faire sa loyale chancelière. Louana dirigeait le bourg d’une parole franche et Karmen l’assistait d’une main juste, aussi elles se firent un grand nombre d’ennemis : surtout des vautours et des jaloux. L’assassinat encore récent du Godar Agnar et l’échec de sa brigue dans la première guerre du Bourbier n’avaient pas suffit à y éradiquer la pègre et les mouvements contestataires, durement combattus par la garde du Capitaine Jonaas pendant que celui-ci se prélassait seul dans son grand manoir. Louana savait qu’elle avait été choisie par Shirin et non pas par les Esperiens. Elle était d’abord protégée par les siens, ses proches, sa famille, ses congénères de Mesigios à l’instar de Loukas qui avait donné sa vie contre les briguiers au fort pour sauver Karmen. Jonaas, lui, avait pris le parti de Louana et en avait fait le sien car il combattait durement tous les héritiers du Godar Agnar et l’ensemble de son oeuvre à travers Esperia, cherchant à faire disparaître le souvenir persistant du Bourbier. Tous ces gens étaient parfaitement étrangers à la science des sortilèges qui liait étroitement Esperia à un destin funeste, aussi leurs efforts devaient rester vains. Comme les successeurs d’Agnar à l’Intendance du Bourbier n’arrivaient pas à se débarrasser de son ombre planant sur eux à travers la mort, on en connut deux en très peu de temps.
Le premier, Larco le Terreux était un affranchi récent, un mineur parvenu à l’ambition débordante. En quelques semaines seulement, il séduit assez d’habitants du Bourbier pour remporter les élections qui avaient été organisées scrupuleusement par la Chancelière dans l’espoir de remettre de l’ordre dans le quartier. Hélas, Larco se révéla trop téméraire lorsqu’il proclama la fondation de la Faction, une bande armée qu’il calqua en tous points sur la vieille Brigue d’Agnar. Cette initiative éveilla la colère de la chancelière Karmen qui s’accorda avec la tribu Söroja (laquelle entretenait alors un différend d’ordre commercial avec Larco) pour s’en prendre à lui et le corriger durement, provoquant la fuite en catastrophe de ce dernier avec le chef des factionnaires qu’on appelait Séraphin. On ne revit jamais ni l’un ni l’autre. Le second intendant, Benvenuto, était un caroggian nouvellement affranchi au caractère nettement plus lisse que Larco ce qui ne l’empêchait pas d’être d’une extrême sympathie. Choisi pour ces raisons par l’unique volonté de Louana la mésigue, il devait restaurer le Bourbier pour en faire un quartier propre, bien rangé, en bref un quartier en tous points semblable à l’Ecarlate : une entreprise vouée à l’échec qui l’enferma dans une grande solitude, si bien que la gestion du quartier revint au factionnaire caroggian Rosso qui avait été affranchi quelques mois plus tôt et était normalement l’adjoint de Benvenuto. Ces deux intendants ne prirent jamais le nom de Godar, Larco étant originaire des îles du sud et Benvenuto de la République marchande.
Peu de temps après, le bourg fut témoin de l’ascension soudaine de Romaric dit l’Inflexible. Mercenaire éprouvé, habitué des tavernes et surtout du Sans-Fond, malfrat à ses heures perdues, il s’était distingué par son génie et son audace en conquérant le coeur de la chancelière Karmen. Ainsi admis dans le cercle intime de Louana, Romaric fut choisi comme son successeur. Avant toute chose, il affronta la grande pagaille semée par un paria ocolidien du nom de Vinicio, un affranchi. S’il prétendait ne s’être jamais fait écumeur, Vinicio n’en était pas moins un voleur. L’immense majorité des vols recensés sur Esperia en l’an 523 pouvait lui être imputée et une part encore plus grande sans doute de ceux qui ne furent jamais découverts. La gronde populaire provoquée par les crimes de Vinicio offrit à Romaric une chance inouïe de faire la démonstration de son nouveau pouvoir. Lors d’un accès de colère et devant des témoins choisis, il le fit suspendre dans le vide depuis un balcon du gouvernement puis le défigura à tout jamais en fracassant sa tête contre un livre de lois sous vitrine à plusieurs reprises. Sous la pression de Morten l’eyjarska, un tribun du Bourbier et de son propre chancelier le fourbe Nicolas Veretti, Romaric se retourna également contre le Capitaine Jonaas. Le peuple le tenait en horreur pour son inaction depuis la Première Guerre du Bourbier, rendue évidente par les crimes de Vinicio. Si Romaric empêcha le sac du manoir de Jonaas en le défendant de son corps, il consentit cependant à la tenue d’un procès lors duquel le Capitaine fut déchu de ses titres, de son rang de noblesse et privé de tous ses biens. Vinicio quitta l’île et Jonaas trouva refuge à la maison de charité où il devint un simple serviteur laïc.
Romaric abolit le système qui l’avait confirmé par le vote. Il se proclama Seigneur d’Esperia comme le manarade Shirin avant lui, une bonne raison de penser qu’il s’agissait en vérité d’un Syndic. Sa famille, la Cohorte, s’imposait comme la force dominante du bourg et réunissait intendants, magnats et autres notables dont le caroggian Rosso, l’uuroggianne Castelli ou Kai le manarade. Lors de la Bataille de Polperro où Esperia fut appelée par la Confédération pour venir à bout du blocus de l’île amie, un groupe de mercenaire s’illustrait pour la première fois : la Ronce Rouge. C’est cette dernière qui devait bientôt remplacer ou concurrencer la garde d’Esperia, agissant toujours sous contrat plutôt que sous l’autorité du gouvernement. La participation des esperiens à la libération de Polperro du joug de Spino dit “des Cents navires” participa effectivement à les rallier derrière la bannière de Romaric, mais plusieurs factions qui lui restaient opposées complotaient contre lui au même moment. Au Bourbier, un vote eut lieu pour déterminer le prochain intendant : s’opposaient Rosso de la Cohorte l’ancien adjoint de Benvenuto que Romaric soutenait, Silana la Sirène et Morten de la Klika. L’Inflexible s’attacha à respecter la volonté du peuple et Morten l’eyjarska devint intendant à une voix près (celle de Silana la Sirène que Rosso avait copieusement insulté). Morten s’auto-proclama Godar selon la coutume du quartier aux toits bleus et la Klika devint un problème plus grand encore. Rosso le caroggian, qui avait suffisamment été raillé par les sbires de Morten pour les redouter sérieusement tentait d’en avertir l’Inflexible lequel feignait de ne pas le voir.
Le Godar Morten n’avait ni connu Sofya l’Ancienne lorsqu’elle avait gouverné le bourg tout entier, ni le Godar Agnar en son temps lorsqu’il avait fondé le Bourbier. Cependant, il connaissait la magie des leifersal et savait demander conseil aux morts. Dans les dédales de profonds égouts avec l’assistance de ses sbires, il avait souvent réveillé ces esprits vengeurs et s’était juré de poursuivre leur combat. Il s’était ainsi fait le digne héritier d’une sombre tradition et avait su imposer sa volonté sur le Bourbier tout entier puis celle du Bourbier sur le bourg. La brigue et la faction avaient resurgi en une nouvelle milice de la Klika dirigée par le brutal Yves, contre laquelle ce qui restait de la garde n’osait plus faire front. La douane de Ston, un point de contrôle permanent et le théâtre de quelques humiliations fut installé à la porte du Bourbier. Comme Yves était tombé amoureux d’Askoli la Zarègue, la Klika voulut imposer un mariage forcé avec lui à la nordache mais leurs efforts restaient vains devant son entêtement. Askoli avait déjà fait savoir à tout un chacun qu’elle n’épouserait qu’un vaahva fort et courageux. Morten, qui haïssait notoirement les nordiques, tenta également de contraindre la tribu Söroja de payer un tribut deux fois plus grand qu’auparavant pour occuper les terres situées à la porte nord. Le pravadyr Onak n’accepta jamais ces termes outranciers, à force de diplomatie, il découvrit que l’instigateur de ce changement n’était pas Morten mais Romaric l’Inflexible sur les conseils du chancelier Veretti. En cela, l’Inflexible ressemblait encore une fois au manarade Shirin.
Accablés par cette trahison, le pravadyr et les clans Söroja se retirèrent au campement et cessèrent toute participation à la vie politique d’Esperia dans les derniers mois de l’année. Finalement, Romaric l’Inflexible renonça à son poste pour profiter d’une longue retraite avec son épouse Karmen. Il désigna pour le remplacer Nicolas Veretti qui avait longtemps attendu ce moment dans l’ombre. Collé à sa botte, toujours à sa suite comme son homme à tout faire, il l’avait suffisamment couvert d’éloges pour que Romaric daigne lui accorder ce privilège qu’il ne méritait pas. Dans les faits, un vote opposa bel et bien Nicolas Veretti à un autre candidat : Rosso Dagarella le caroggian, qui faisait office d’adversaire fantôche car il avait un accord secret avec Nicolas et Romaric. Ce dernier avait évoqué l’idée d’accueillir Veretti au sein de la Cohorte mais Rosso, Hipolit l’Intendant de l’Ecarlate et Géo Castelli d’Uuroggia l’Intendante de la Pointe d’Or s’y opposèrent formellement. Veretti eut dès lors tout le loisir d’asseoir son autorité, s’appropriant l’ancien manoir de Jonaas, abolissant la garde une fois pour toute et donnant raison aux partisans du Bourbier et des factionnaires. Toutefois, la colère du Godar Morten ne s’était pas estompée. Après avoir pris soin de réunir ses forces dans sa place forte du Bourbier, il fit mander Karmen. Dans toute son innocence, celle-ci tomba dans un terrible traquenard savamment préparé dans les tréfonds du Bourbier. Elle fut brutalisée, enlevée par les membres de la Klika et retenue dans un cachot au fond des égouts. Morten fit annoncer à la ville entière qu’il la rendrait sauve contre la somme de deux mille pièces de cuivre livrées par Romaric en personne, seul et sans armes.
Nicolas Veretti, qui commençait alors à se faire appeler le Condottiere, paya grassement la Ronce Rouge pour qu’elle se tienne à sa disposition pendant un temps donné. Les esperiens, tous désireux de sauver Karmen qu’ils admiraient et aimaient sincèrement s’étaient rassemblés en une masse désordonnée composée des mercenaires de la Ronce Rouge, des protecteurs de la maison de charité, des anciens gardes, des phalangistes… tous sous le commandement de Nicolas Veretti déterminé à faire payer la Klika pour son affront pendant que d’autres cherchaient désespérément Karmen partout où il était possible de le faire, en vain. Au même moment, un membre de la Klika inconnu à ce jour tenta de semer la confusion en déclenchant l’incendie du gouvernement. Il fallut que la tribu Söroja dirigée par le sage pravadyr Onak sorte de sa retraite pour venir à bout de l’incendie qui menaçait les trésors emmagasinés là et des archives d’années d’histoire. Morgëndog, Rumi et Thorfinn assistés par quelques sudistes. L’Inflexible, lui, avait eu une autre idée. Seul, il s’était rendu discrètement au coeur du Bourbier avec la rançon exigée et l’intention de négocier la libération de Karmen sa bien aimée. Au bout de sa triste déambulation, il s’était retrouvé au beau milieu des sbires de Morten, dans l’Intendance du Bourbier même. Nul ne sait vraiment ce qu’ils se dirent à cet instant, quoiqu’il en soit la discussion qui se tenait là fut interrompue par la flèche d’un prae phalangiste, qui, perché depuis une position idéale sur les hauteurs de l’ergastule, choisit de faire feu vers l’intérieur du bureau.
La fenêtre vola en éclat et la flèche se figea assez profondément dans le douanier Ston pour se révéler mortelle. Romaric ne survécut pas longtemps quand l’assaut fut donné : tout le Bourbier s’anima d’une fureur unanime et la troupe dirigée par le Condottiere déferla dans l’Intendance dans un vacarme assourdissant, aussi un membre de la Klika trancha net la gorge de l’Inflexible et s’acharna sur son cadavre. Il n’y eut pas d’autres morts ce soir-là mais la Klika fut presque anéantie, l’essentiel de ses membres jetés en geôle gravement blessés. Les recherches de Karmen s’intensifièrent, averti de la défaite de son camp, son ravisseur, un capitalard sans honneur appelé Gauthier préféra la transpercer de son épée et la laisser gisante dans les égouts plutôt que d’admettre son échec et affronter son destin dignement. Karmen fut retrouvée morte et Gauthier fut arrêté juste ensuite, honni par la foule, la Ronce dut le protéger pour qu’il ne soit pas décimé par des émeutiers en colère. Au regard de son crime atroce, il fut traité plus que dignement. Le procès de la Klika pouvant alors se tenir, toute la ville fut conviée dans l’enceinte du fort de la garde pour voir à l'œuvre la justice du Condottiere. Alors que ce dernier savourait sa victoire, renouvelait le contrat de la Ronce au détriment du trésor et supervisait les derniers préparatifs du procès, des complices, certainement le traître Siffleur et le lâche Pon, partisans de Morten de la première heure parvinrent plusieurs fois jusqu’aux geôles. Ils préparaient un dernier coup d’éclat à l’aide des rats ensorcelés de Pon, capables de parler par magie et de porter des messages à travers les fissures dans les murs du fort. La Klika d’Esperia n’avait pas encore dit son dernier mot.
Le jour venu, chaque habitant d’Esperia avait interrompu ses activités pour être témoin du grand événement, y compris les membres de la tribu Söroja. Avant le début de la séance, le pravadyr Onak annonça que les vaahvas se tiendraient à l’écart en observateurs. Un énième incident lui donna raison. Yves le factionnaire qui était appelé à s’exprimer s’avança soudain vers le patricien Rosso de la Cohorte et d’un coup de la dague qu’il avait dissimulée, il lui lacéra le visage, le privant d’un oeil et lui déchirant la joue si profondément qu’on le connaît depuis sous le nom de Demi-Face. Le fort tout entier fut plongé dans le chaos, un vaste mouvement de foule et les hurlements terrorisés du public empechèrent toute coordination des autorités. La Ronce Rouge, certes débordée un temps, eut finalement vite fait de prendre le dessus sur les prisonniers qui étaient en sous nombre, désarmés ou enchâinés, les tuant l’un après l’autre : Yves, Gauthier, Morten… Veretti passa plusieurs minutes à réduire en bouillie le crâne de Morten qu’un Ronçard anonyme avait pourtant déjà occis. Cette débandade et ce simulacre de justice devaient servir de conclusion à la Seconde Guerre du Bourbier, un nouvel épisode douloureux pour le bourg. Les derniers fidèles de la Klika comme Pon et son esclave Lupe prirent bientôt le large et seul demeura Siffleur de la Sequière, tapi dans l’ombre. La malédiction qui s’était emparée de la ville n’avait toujours pas été conjurée, elle avait coûté la vie de nombreux esperiens encore une fois, et des plus valeureux à l’instar de feu Karmen la Pacifique dont l’île serait maintenant privée pour toujours.
VI. Onak le Libérateur et la Chute du Condottiere Veretti
RAAKAVANN
Quand Nicolas Veretti était encore un ami du Godar Morten, bien avant de le taillader en pièces au procès de la Klika, ils avaient un jour pactisé dans l’espoir de tendre un piège à la tribu Söroja. Le Godar Morten était un fier eyjarska comme tous les Godars avant lui. Il tenait les nordiques pour responsables des maux qui infestent les îles du royaume endormi d’Ottar, que les Dieux et les Déesses n’ont de cesse de punir et de purger pour le tort injuste qu’ils ont causé et causent encore aux vaahvas. Morten avait choisi l’île d’Esperia pour être le lieu de son implacable vengeance. La rumeur faisait de l’eyjarska un contrebandier de Rosanhamn ou un Sjorovare capturé lors d’un raid dans les Maahvitts. Nicolas Veretti quant à lui avait toujours détesté les nordiques comme tout ce qui lui était inconnu et en bon tyran, il adorait les martyriser sans autre motif que son propre loisir. La litlä Rumi la kinemaer qui n’avait pas sa langue dans sa poche avait fait entendre à ses amis du bourg ses critiques à l’égard du gouvernement de Veretti qui n’était alors que chancelier de l’Inflexible. Rumi était très appréciée mais pas intouchable, et Veretti avait pris personnellement des remontrances pourtant parfaitement légitimes. Quand celui-ci l’avait confrontée sur la grande place centrale, Rumi s’était refusée à baisser les yeux en dépit du conseil du pravadyr le Sage Onak. Elle avait été durement humiliée et après qu’en représailles, Askoli la Zarègue ait saccagé sa demeure, brisé ses meubles et son lit à coups de hache, Nicolas Veretti décida de corriger les nordiques une bonne fois pour toutes.
Lorsqu’un esclave de la Klika se présenta au campement Söroja en requérant l’aide de Rumi au sujet d’une panne de charette, Ulf le Loup et Onak le Sage flairèrent le subterfuge. Ulf le Loup avait été l’amant de Rumi en secret après qu’elle ait rompu ses fiançailles avec Thorfinn le Brave. Ils étaient même partis en voyage à Uuroggia lorsque Rumi avait échoué dans la course pour l’Akti. Ulf avait toujours à coeur la protection de Rumi, tout comme Thorfinn, alors les deux rivalisèrent de courage pour l’impressionner. Ce fut toute la tribu en armes qui se rendit au lieu-dit à l’arène du Bourbier. Le guet-apens tourna en véritable rixe entre les hommes de la Klika de Morten, les fidèles de Veretti et la tribu Söroja, au désavantage des vaahvas qui se battaient en terrain étranger et avec trop d’honneur selon les lois de l’Oykor. Morgëndog le Pieux fut incapacité d’une flèche par Morten et chacun sait ce que valent les archers. Rumi fut blessée par la main même de Nicolas en dépit des efforts de ses protecteurs. Romaric l’Inflexible ne fit rien pour punir les crimes de Veretti et de la Klika ou pour réparer la tribu Söroja, pire, il tenta bientôt de les opposer davantage pour sauver sa place de Syndic. Son destin fut donc d’être englouti par la malédiction de Sofya l’Ancienne et avec lui tout ce qu’il avait jamais aimé. Avec le temps, Rumi, parvint à se hisser à l’Intendance du Bourbier, notamment grâce à Rosso Demi-Face après la déroute de la Klika. Comme les partisans de Morten étaient devenus totalement infréquentables, même une vaahva avait ses chances et c’est pour satisfaire les Söroja qu’on avait consenti à leur donner le quartier du Bourbier en récompense de leurs efforts pour sauver le gouvernement des flammes. Rumi prit comme adjointe une ocolidienne du nom de Kyria Azari, une affranchie assez diplomate pour servir d’intermédiaire entre Rumi et les habitants du quartier des Godars.
L’an 524 s’ouvrit sous le triste règne de celui qu’on devait appeler le “Condottiere”. La disparition de Romaric et de la Klika avait laissé le tyran seul pour gouverner la cité sans opposition, celui-ci pouvait donc librement déchaîner sa colère contre tous les peuples libres. Cette ère d’oppression vit le renouvellement d’un code de loi factice façonné par des assassins dans le pire des cas, au mieux par des hypocrites. Les usurpateurs, les fraudeurs, les lâches pouvaient alors prospérer pleinement. Dans le même temps, le navire de Marlon venu de Fort-Lointain abondait d’esclaves en tous genres chaque semaine, et c’étaient même des travailleurs libres engagés dans les ports du continent qui descendaient de son pont à l’appel de la Confédération. Le campement vaahva accueillit une grande part de cette misère. Comme c’était la tradition depuis Rüne la Sévère, les Söroja achetèrent chacun des vaahvas vendus sur Esperia et invitèrent tous ceux arrivés libres : Knut l’Uuroggian, Halldora le Cuisinière, Anja la Douce, la Thrall Anoükh ou encore le Vieux Viljami. De plus, suite à une réunion des clans, les Söroja décidèrent d’ouvrir le campement à des étrangers : la manarade Soraya, les canatanais Lonan et Cùan, le père et le fils. Mieux encore, Onak le Sage scella une alliance avec le rais Anokhi du Clan Cirkla et les qadjarides vinrent installer leurs tentes au campement qui s’étendait désormais tout le long des murailles au nord du bourg. Les Söroja et les Cirkla fêtèrent l’événement pendant plusieurs jours. Askoli la Zarègue et Charus de Cirkla se vantaient d’avoir fomenté ce rapprochement des mois plus tôt lorsque le Clan de l’Oiseau était déchiré par une guerre fratricide qui l’avait amputé du phral Shahab et de la phen Zahara.
Le Condottiere Veretti avait sélectionné son chancelier parmi les anciens partisans de feu Romaric l’Inflexible. Son choix s’était porté sur Rosso Dagarella, un affranchi factionnaire du Bourbier, affranchi sous Louana la mésigue, devenu un habitant respectable puis un patricien dans la Cohorte. Il avait acquis le surnom de Demi-Face après sa mutilation lors du procès de la Klika ce qui en faisait un héros pour certain, un simple monstre pour ceux qui ne connaissaient pas son histoire (Rosso avait été horriblement défiguré). Il était apparu à Veretti comme le candidat idéal. Hélas pour le Condottiere, Demi-Face fut l’objet du premier scandale qui prédit sa chute. Son ascension rapide attira sur lui les regards des jaloux et il fut accusé d’avoir détourné les fonds du gouvernement pour contribuer à sa propre fortune. L’un de ses anciens adversaires et l’héritier de la Klika, Siffleur de la Sequière profita de ce moment opportun pour évoquer une vieille affaire où Rosso, alors adjoint de Benvenuto, avait été questionné par la garde du Capitaine Jonaas pour s’être possiblement servi dans le trésor du quartier bleu. Apeuré par la colère de quelques citoyens, le Condottiere cessa net de soutenir Rosso. Il le trahit et l’accusa publiquement de s’être comporté de façon indigne pour un patricien. Il le fit jeter en geôle sans procès, lui arracha son rang ainsi que tous ses biens et lui interdit l’exercice de n’importe quel rôle politique pendant plusieurs mois. La Ronce Rouge fut employée pour saisir illégitimement ses possessions, c'est-à-dire celles de la Cohorte de feu Romaric, et les redistribuer à la population. En fait, on découvrit plus tard que Rosso n’avait commis nul crime et que les rumeurs à son encontre étaient infondées, diffusées dans un objectif politique par les héritiers de la Klika. En conséquence, les derniers membres de la Cohorte dont il ne restait quasiment rien, se retournèrent contre Nicolas Veretti avec comme fer-de-lance Demi-Face.
Au fil des saisons, le mécontentement du pravadyr Onak à l’encontre du Condottiere devint de plus en plus palpable. Onak abhorrait ce médiocre dirigeant qu’il considérait comme un hypocrite, lui-même éreinté par deux ans de lutte pour offrir un îlot de paix aux Söroja et aux peuples libres d’Esperia au campement de la porte nord. Il reprochait au Condottiere de se complaire dans le luxe de son manoir et dans la complexité de son administration, d’entretenir les conflits qui couvaient dans le bourg pour toujours les retourner à son avantage au détriment des plus faibles. Par exemple, Nicolas soutenait Siffleur de la Sequière, pourtant l’héritier de la Klika et lequel avait pour projet, avec son sbire Drappier, de mettre à bas le campement pour accueillir les qadjarides et les vaahvas dans ni plus ni moins qu’un ostat pareil à l’ergastule au sein du Bourbier. Rumi pouvait s’y opposer en tant qu’Intendante, mais ce répit ne devait durer qu’un temps. Les machinations politiques d’Esperia auraient facilement permis qu’elle soit écartée de la gestion du quartier. Onak le Sage prit cette fois les devants en organisant dans le grand Skali plusieurs réunions secrètes avec le Directeur de l’Académie Kaarlo Laine et les religieux Ivanka la Pro-Abbus et l’Ennen Tiitus, Elias et Aäny de la Ronce, Demi-Face de la Cohorte. Au campement, un rôle fut attribué à chacun pour contribuer au changement à venir. Kyria l‘iconodoule avait déserté son rôle d’adjointe auprès de Rumi pour devenir Capitaine de la Garde refondée. En tant que telle, elle restait assez proche des Söroja et des factions opposées à Veretti mais elle gagna peu à peu sa confiance. A ce moment, elle aurait sans doute pu le mettre au courant de ce qui se préparait contre lui, mais elle ne le fit pas.
A la mi-février 524, un nouveau scandale éclata et ternit un peu plus l’image du Condottiere, quelques jours à peine après sa réélection frauduleuse qui s’était d’ailleurs opérée dans le secret. Le nouveau chancelier qu’il s’était choisi, Kolmann le Borgne, l’un des mercenaires fondateurs de la Ronce Rouge à qui il manquait aussi un œil, se révéla être particulièrement imprudent. Kolmann avait été vendu comme esclave sur Esperia, promptement affranchi, il avait oeuvré comme diplomate pour le gouvernement du Condottiere. Probablement encouragé par le besoin d’éprouver les limites de son pouvoir nouvellement acquis, le chancelier Kolmann produisit trois lettres qu’il confia au trappeur Lonan le canatanais dans lesquelles il l’autorisait formellement à tuer certains des opposants politiques de Nicolas Veretti. Lonan, un habitant du campement Söroja, ne comptait pas parmi les admirateurs de Veretti et, bien que Kolmann ait écrit ces lettres précisément dans le but de le rassurer, il s’émut beaucoup du procédé employé. La rumeur se propagea aussi vite qu’un feu de forêt au plus sec de Thermidor et elle prit bien des formes : dans une version, c’était le sceau de Veretti lui même qui était apposé sur les documents, dans l’autre, on parlait d’ordres d’assassinat, dans une enième enfin, il était plutôt question d’une mesure préventive. Dans tous les cas, le Condottiere fut défié de toutes parts et même ses soutiens traditionnels ne purent cautionner un tel égarement. Kolmann le Borgne fut démis de ses fonctions et abandonna son rôle pourtant majeur au sein de la Ronce. Plus grave encore, les deux fois arbitrées réunies prirent publiquement position pour dénoncer les méthodes du Condottiere et l’exhorter à ne serait-ce qu’un semblant de moralité.
Comme c’était la volonté des Déesses, le jour qu’Onak le Sage choisit pour mener le combat final contre Veretti fut un jour de grisaille et de pluie. Sinon quelques partisans de Veretti et ceux qui préfèrent ignorer ce genre de choses, tout le bourg avait été informé et avait consenti à renverser le Condottiere. Réunis dans le grand Skali du campement nord, la tribu Söroja menée par les championnes Ingerborg et Askoli, le clan Cirkla mené par la chabbod Azadeh, la Ronce Rouge menée par les mercenaires Elias et Aäny, la Cohorte menée par Demi-Face et bien d’autres se mirent tous à la suite du pravadyr Onak le Sage pour une longue marche en armes sous la pluie. On défila ainsi jusqu’à la Place Centrale puis au sein du gouvernement dans la Pointe d’Or où se trouvaient réunis les Intendants dont Rumi la kinemaer, l’Ennen Tiitus, la Pro Abus Ivanka et le Condottiere. En les voyant pousser la grande et imposante porte, Nicolas comprit sûrement à cet instant qu’il n’avait plus d’amis, plus d’alliés, et plus d’avenir en tant que Condottiere. Acculé par la foule qui interrompit la réunion tout en gardant un silence religieux, Nicolas tenta bien de conserver son titre. Rumi dénonça ses méfaits et renonça à son intendance aux yeux de tous pour témoigner de son désaveu. Onak le Sage, par la seule puissance de ses mots, obligea Veretti à abandonner le pouvoir et sans violence, il récupéra la chevalière que se transmettent les dirigeants du bourg. La gouvernance de la cité fut confiée aux fois arbitrées et Veretti fut mis à l’arrêt, même si la miséricorde des Söroja lui permettrait de vivre plus que dignement dans son manoir. Les esperiens poussèrent des exclamations de joie, ils exprimèrent leur délivrance par des chants dans la salle du trône puis partout dans la ville jusque tard dans la nuit et dès lors Onak le Sage acquit le nom de Onak le Libérateur.
Depuis ce jour, Esperia est redevable à la tribu Söroja. Les vaahvas ont sur cette l’île la réputation de guerriers féroces, de diplomates hors pair et de véritables meneurs, on les dit dotés d’une grande sagesse et d’une éternelle tempérance. Onak fut révéré par l’ensemble des habitants du bourg car tous avaient pu constater que, contrairement à bien d’autres, il n’avait jamais été motivé par de viles intentions comme la quête d’un pouvoir personnel ou l’enrichissement des siens. Au contraire, au summum de sa gloire, il choisit de se retirer au campement et de se concentrer à remplir sa fonction de pravadyr. Avec Ulf le Loup, il commença à préparer un grand voyage de la tribu Söroja vers l’île de Sauviake, le bourg le plus au nord de l’Archipel. Depuis là-bas, Olaf le Malin du Clan Hundur avait fait savoir qu’il nécessitait l’assistance de la tribu par l’intermédiaire de Vorkja Ulfrfra d’Alcédine qui s’était rendu à Esperia en personne et avait rejoint les vaahvas lors d’une retraite religieuse dans la grande forêt ouest. Enfin, c’est la Capitaine Kyria qui fut désignée par l’Ennen et la Pro Abbus pour être la Régente d’un gouvernement désormais appelé Chapitre, respectueux d’une paix que tous savaient fragile. Ainsi, tout rentrait dans l’ordre, les nuages se levaient pour révéler un avenir radieux et il semblait que le sortilège de Sofya l’Ancienne était conjuré. Pourtant, la chanson de Svartsjö n’avait pas fini de résonner dans les rues d’Esperia et l’armée des morts, tapie dans l’ombre et renforcée des esprits vengeurs des Trois Godars, continuait d’attendre le moment opportun pour faire déferler sur l’île le feu et le sang.
VII. La Malédiction des Azari
SVARTSJÖ
La Douce et la Sévère
Il y a la douceur et la sévérité,
Loin de nous les Déesses n’ont pas démérité
Ici de quoi les jeunes pourront-ils hériter ?
Sous chaque mensonge d’un fond de vérité
Il y a la douceur et la sévérité
Pour corriger les pleurs et la témérité
Ici comment nos jeunes pourraient-ils éviter
Tous les dangers du Sud même en sincérité ?
Il y a la douceur et la sévérité
A la tribu de l’île je jure fidélité
Ici jamais nos jeunes n’ont la sérénité
Louée soit la Sévère et sa longévité
Il y a la douceur et la sévérité
C’est le seul vrai chemin pour la prospérité
Ici de quoi les jeunes vont-ils nous créditer ?
Louée soit la Douce et son autorité
TRIVIA
Crédits à Quetzal pour le code wiki, à Ayaku pour la mise en scène 3D et à Suno AI pour la génération des pistes audio.
Merci à tous les joueurs qui ont contribué à faire l’histoire d’Esperia et sans qui raconter l’aventure d’Askoli aurait été impossible !
~ Arsenius